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Fatalité et vitalité

Présence de la mort, création du théâtre de Vidy, octobre 2022, pièce pour les classes et la scène de théâtre. Adaptation : Antoine Girard. Mise en scène : Sarah Eltschinger. Jeu : Nicolas Roussi, Elsa Thebault.

photo: Claudia Ndebele

Charles Ferdinand, vous n’avez pas aimé l’école. La marche et la pensée vagabonde vous appelaient dehors et elle, elle vous emprisonnait, ne vous laissant que de ridicules libertés, comme celle de « monter debout sur [v]os pupitres » … pour éteindre le gaz ! (Découverte du monde, Œuvres complètes, Slatkine, vol. XVIII, p. 509) .

Vous auriez donc aimé ce que les comédiens, cette fille et ce garçon, ont fait de votre roman Présence de la mort dans l’espace d’une classe, comment ils l’ont joué, donné, ici et là, devant, au fond, dans les quatre coins, et littéralement porté.

Présence de la mort, c’est votre livre le plus actuel, il décrit notre temps. 2020-21 : « Des épidémies se déclarent. Tous les hôpitaux sont pleins » (Présence de la mort, éd. cit., vol. XXIV, p. 263). 2022 : « La sécheresse et les grandes chaleurs » (Ibid., p. 23). Et peut-être notre présent et notre demain, le tissu social se déchirant : « Plus rien qui puisse nous empêcher de faire ce qu’on veut » (Ibid., p. 257) ; « Un cordon d’agents de police avait déjà pris place devant la Banque Nationale » (Ibid., p. 253).

A l’ouverture de la représentation, les acteurs ont écrit ce quatrain au tableau :


Pour la fin du monde, prends ta valise Et va là-haut sur la montagne, on t'attend Mets dans ta valise une simple chemise Pour la fin du monde, pas de vêtements.


Tirés d’un tube des années septante, les vers dessinent la ligne de votre intrigue jusqu’à sa double fin : Fuyant la chaleur, fuyant le lac qui ne tempère plus, fuyant la ville et ses violences, les habitants gagnent les hauteurs. Beaucoup mourront (c’est la première des deux fins de votre histoire), mais certains – peut-être parce qu’ils n’ont pas perdu le lien social et l’amour ? – vont simplement « travers[er] la mort » pour atteindre une sorte de paradis terrestre où il n’est plus nécessaire de s’encombrer de vêtements ni d’objets.


Charles Ferdinand, vous n’avez pas aimé la technique, le cinéma parlant, la radio laquelle, disiez-vous, travestit les voix. Mais vous avez accepté de bonne grâce que votre éditeur et ami, Henri Louis Mermod, en 1941, vous enregistre lisant certains de vos textes. (RSR, Une figure, une voix : Charles Ferdinand Ramuz, CD, 2004).

Vous les interprétez magnifiquement. Tout en respectant les conventions de votre temps que sont la période oratoire et le vibrato, vous restituez avec naturel les paroles de vos personnages et vous rendez avec justesse la tonalité souvent grave, parfois légère, de vos récits ou poèmes.

Alors, vous auriez apprécié ce que l’adaptateur, la metteuse en scène et les interprètes ont fait de votre roman. Comment ils ont prélevé les phrases à dire, comment ils se les sont réparties, comment ils les ont habitées. Leur jeu, pourtant, peut choquer. Pas d’emblée, pas au début de la représentation. A ce moment, les comédiens se déplacent dans la classe, ils sont tantôt proches, tantôt éloignés, les élèves les voient et parfois les entendent seulement puisqu’ils sont dans leur dos. Tout cela, c’est du jeu ordinaire, classique et attendu. Mais voilà que, «gentiment», dirait-on dans le Canton de Vaud, ça s’emballe, voilà que, lui, il saute sur un pupitre, puis se couche, sa tête à 40 cm de celle d’un élève, voilà que, elle, du haut d’une table, exécute un mouvement de danse, le grand battement. Et lui, de se jucher maintenant sur les tablettes des fenêtres d’où il déclame. Et elle, de répondre, fort. Bref, ils mettent un sacré binz. La placide molasse du gymnase tressaille…


Ce n’est que lorsque les quatre vers qui avaient été inscrits au tableau seront chantés par les acteurs pour clore le spectacle que les élèves réaliseront que, en fait, c’était aussi leur propre voyage qui était décrit par eux, que c’était leur propre trajet mental qui importait pendant cette heure intense. La planète va mal, bien des jeunes sont éco-anxieux, mais, mais…, dessous, pourtant, quand même, malgré tout, cet instinctif et têtu espoir qui vient de leur propre âge, de leurs corps encore en essor : Et si on s’en sortait ? Et si on arrivait à renouer une alliance féconde avec le vivant ? Si…

C’est cette tension entre fatalité et vitalité qu’a positivement exacerbée la mise en scène. Les comédiens ont porté vos mots graves dans une gestuelle et avec une énonciation qui ne l’étaient pas toujours, qui étaient spectaculaires, qui étaient parfois même dérangeantes pour les assis obligés que sont les élèves. Vos interprètes ont bien secoué l’appareil scolaire qui exige du silence et de la discipline, ils sont allés chercher ce public, ils l’ont titillé. Vos intrigues sont souvent tragiques, vous êtes un saturnien, un pessimiste, Charles Ferdinand. Mais vous savez bien qu’il n’y a pas de livre sans adresse à autrui, sans une certaine confiance dans sa réception. La mise en scène de votre roman a renforcé cet appel. Dans le même temps où elle décrivait l’état de leur monde à des jeunes qui n’en peuvent mais, elle les a enjoints à se lever.


(Merci au Théâtre de Vidy de m’avoir permis d’assister à une représentation de Présence de la mort au gymnase du Bugnon dans la classe de Mme Laura Gamboni, à qui s’adresse aussi ma reconnaissance).

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