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Le mot chante doux ?

On s’en souvient, au début de Derborence, avant le récit des événements tragiques, le conteur goûte et soupèse les syllabes du toponyme valaisan : «Derborence, le mot chante doux ; il vous chante très doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide, comme s’il voulait signifier par-là la ruine, l’isolement, l’oubli.»


En 1947, dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre (s’inspirant de Michel Leiris) jongle de même avec le nom de «Florence», évocateur pour lui d’une sensuelle ville-femme dont le nom allie la liquidité du fleuve, l’ardeur de l’or et la décence. Ce sentiment solidaire du matériau sonore illustre selon le philosophe existentialiste le régime verbal de la poésie, opposé à celui de la prose transitive. Le sens bourgeonne, dûment remotivé par la profusion sonore : Ramuz comme Sartre ont eu là un accès de cratylisme. Avant eux, Proust s’y est livré à propos de la résonance intime des «noms de pays» dans le cœur du narrateur.


Mais à quel lecteur modèle fait signe la douce désinence de «Derborence» ? Sans doute pas tous les lecteurs valaisans de l’époque (1934), puisque nombre d’entre eux prononçaient alors le mot à la façon dialectale, «Derborintze». De même, un torrent de la région se dit la «Printze», conformément au dialecte, personne ne prononçant la «Prence». Biographème anecdotique à l’appui : dans mon enfance, en effet, je n’ai jamais entendu la forme «Derborence», mais bien toujours «Derborintze».


La douce désinence ramuzienne résulte donc d’une prononciation française du toponyme patois (qui désigne un lieu prisé des taupes ou «derbon» : en effet, beaucoup de galeries sont creusées dans ce roman !). Elle semble être le fait de Ramuz et des lecteurs cultivés de l’époque soit ignorant la prononciation vernaculaire, soit ayant renoncé à celle-ci pour la franciser. On peut supposer que cette forme a fini par s’imposer dans les milieux lettrés, puis, par le biais scolaire, à la quasi-totalité des locuteurs.


Prononcé de façon dialectale, ça grince et ça creuse, enfin ça chante un peu moins doux…


Jérôme Meizoz



ill.: eau-forte de J.A Carlotti

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